En septembre 2020, un coup de filet policier[1] français a permis l’interpellation de 29 personnes suspectées d’avoir contribué à un système de cyber financement du terrorisme destiné à la Syrie. Ces arrestations ont eu lieu à la suite de la détection de mouvement de fonds suspects par TRACFIN. Cette réussite souligne bien l’idée qu’un des procureurs chargés des affaires terroristes en France, Rémy Heitz, défend : « En suivant l’argent, on suit les terroristes ». L’institution GAFI définit le financement du terrorisme comme le fait de fournir ou de réunir des fonds susceptibles d’être utilisés dans le cadre d’activité terroriste. Cette définition révèle l’enjeu de la lutte contre le financement du terrorisme : assécher toutes sources potentielles de financement du terrorisme dans l’espoir d’empêcher matériellement l’expression.
Ainsi la lutte contre le financement du terrorisme prend acte des mutations induites par la mondialisation. En effet, cette dernière a conduit notamment à l’interconnexion des marchés économiques et à la fluidité des flux financiers. L’affaire des Panama Papers a mis en lumière l’opacité des flux permis par la mondialisation. Face à cette fluidité et opacité, les frontières ne suffisent plus à protéger les pays. La règlementation de ces flux doit donc s’effectuer au niveau mondial et induire une coopération renforcée entre les pays. Cependant une autre donnée doit également être prise en compte : la mutation des formes de terrorisme et son interconnexion aux flux financiers et communicationnelles. Ainsi la lutte contre le financement du terrorisme doit s’adapter d’une part aux révolutions technologiques comme la monnaie virtuelle, et d’autre part à l’apparition d’un terrorisme qualifié de « low cost ».
Nous pouvons donc nous demander : comment la lutte contre le financement du terrorisme s’adapte-t-elle à ces changements ?
S’adapter aux mutations du terrorisme, La pertinence de la lutte financière face au terrorisme structuré d’Al-Qaeda
La lutte contre le financement du terrorisme a été évoqué pour la première fois au niveau mondial lors de la conférence international pour la répression du financement du terroriste en 1999. Ce n’est cependant qu’après les attentats du 11 septembre que les instituons internationales vont accélérer leurs mesures contre ces flux. C’est l’ONU qui acte cette nécessité avec sa résolution 1373. Cette résolution prévoit un gel des avoirs pour les personnes suspectées de financer le terrorisme. En effet, il est avéré que de nombreuses personnes ont contribué via leur activité économique à ce type de financement comme ce fut le cas d’Ahmad Turki Yamani[2] ancien président de la compagnie pétrolière Aramco. Les sources de financements extérieurs d’Al-Qaida sont diverses : banques, ONG, associations, secteur pétrolier. La mise en application de cette résolution a porté un coup important à Al-Qaida. Selon David Cohen, ancien secrétaire adjoint au Trésor américain chargé de la lutte contre le financement du terrorisme, « Al-Qaida est dans sa pire situation financière » (2009).
Par ailleurs, la transposition de cette résolution notamment dans le droit européen à travers la décision PESC 2001/931 du conseil européen a été relativement efficace. En effet, l’enquête du GAFI faisant suite aux attentats du 7 juillet 2005 à Londres, révèle qu’aucune source de financement extérieur n’a été repéré[3]. Nous voyons donc que le caractère hiérarchisé de l’organisation d’Al-Qaida ainsi que son recours intense aux financements extérieurs rendaient pertinent le gel des avoirs financiers. En effet, le tracement des flux pouvait notamment servir à repérer la localisation des terroristes mais aussi porter atteinte aux capacités financières de l’organisation. Cependant, l’attentat de juillet 2005 souligne bien le fait que ces mesures permettent d’endiguer la force financière de frappe des terroristes mais n’empêche pas les attentats. Il faut néanmoins noter qu’à la suite des attentats de 2001, Al-Qaida puis l’Etat islamique auront recours à la décentralisation du financement ce qui rendra plus difficile la traçabilité des flux financiers.
La remise en cause de l’efficacité de la lutte financière face au proto-Etat de l’Etat islamique.
Le modèle économique inédit du proto-Etat de l’Etat islamique (EI) rendra plus difficile la lutte contre le financement du terrorisme. Le premier changement majeur est le moindre recours au financement extérieur de l’EI. Selon, Jean-Charles Brisard[4], spécialiste du renseignement économique et du financement du terrorisme, les revenus composant le budget de l’EI se décomposent de la manière suivant en 2017 : 60% issus de l’exploitation des ressources naturelles (pétrole, gaz, eau), 38% d’origine criminelles (trafic de drogues, or) et seulement 2% issus des donations extérieures. Nous voyons donc que l’enjeu principal fut la réduction de l’emprise territoriale de l’EI. Cependant en ce qui concerne les flux financiers représentant 2% du budget global de l’EI, leur traçabilité est presque impossible. En effet, l’EI utilise un réseau appelé l’Hawala reposant sur la confiance et le règlement différé, opérant donc en dehors des circuits financiers classiques. Ce système met en exergue la nécessité du renseignement humain pour identifier les membres du réseau de l’Hawala.
Par ailleurs, il faut noter l’apparition d’un phénomène de financement « low cost » du terrorisme. En effet, la conférence de Paris de 2018 « No money for terror » est arrivée à la conclusion que trois quarts des sommes pour l’organisation des attaques ont coutée moins de 10 000$. Il convient donc de compléter la lutte contre le financement du terrorisme à travers une surveillance accrue des réseaux de criminalités organisés mais aussi des moyens de paiement anonymisés (carte prépayés, monnaie virtuelle). Cependant le terme de financement « low cost » est à relativiser. En effet comme le montre le budget d’Al-Qaida 90% des fonds concernent l’infrastructure du groupe et seulement 10% des fonds concernant l’allocation nécessaires aux opérations terroristes. Ainsi lutter contre le financement du terrorisme c’est aussi, et surtout, empêcher la formation de futurs combattants.
Nous comprenons donc que le gel des avoirs n’est plus suffisant pour endiguer les flux financiers du terrorisme, c’est donc en prenant en compte l’évolution rapide de ce contexte que nous allons analyser l’action de l’UE.
La nécessité de faire appliquer les règles mondiales de manière homogènes au sein de l’UE : Une implication pertinente dans les institutions multilatérales
La multiplication et la dématérialisation des flux demande une concertation globale pour lutter efficacement contre le financement du terrorisme. L’UE se présente comme un élève dans la concertation multilatérale. Premièrement, l’UE participe activement aux travaux de l’ONU. D’une part, à travers le siège de membre permanent de la France au conseil de sécurité qui a amené à la rédaction de la résolution 2462 en 2019. Cette résolution a pour but de pénaliser le financement du terrorisme même en l’absence de lien direct avec un attentat en particulier. D’autre part, l’UE possède le statut de membre invité au sein du conseil consultatif du centre de contre-terrorisme de l’ONU (UNCTC). Cette voix européenne au sein des instances primordiales de l’ONU ne peut que conduire à une meilleure concertation sur le sujet.
Il nous faut aussi noter la mise en place d’un partenariat précieux entre l’UE et les États-Unis : le programme de surveillance du financement du terrorisme (TFTP). Ce partenariat a permis à l’UE de recevoir de la part des autorités américaines 70 000 pistes d’enquêtes[5] entre 2016 et 2018 et d’avoir des informations déterminantes dans les cas des enquêtes sur les attentats de Stockholm (2017) et Barcelone (2017).
Enfin, il faut aussi évoquer le partenariat central entre le GAFI et l’UE. Le GAFI, né d’une initiative du G7 en 1987, a pour but de définir des normes pour l’organisation des dispositifs nationaux et d’en contrôler l’efficience. La GAFI a permis la mise en place de cellule de renseignement financier (CRF), dispositif essentiel dans la coopération entre États. Les recommandations du GAFI constitue un cadre de référence pour l’UE dans la rédaction de directives et les plans d’actions de la Commission.
L’Union européenne s’implique donc de manière efficace au niveau le plus pertinent dans la lutte contre le financement du terrorisme. Bien que l’implication de l’UE soit efficace, les difficultés des États membres de l’UE à transposer ces règles internationales dans leur droit interne crée des failles dans le système.
Résoudre les disparités de transpositions des règles mondiales au sein de l’UE
L’UE utilise le droit communautaire afin de renforcer la transposition des règles internationales. En 2016, la commission lance un plan d’action dont l’objectif est de faciliter la mise en œuvre de la 4ème directive anti-blanchiment (2015). Pour cela, la commission européenne met en place deux axes majeurs. Ce plan d’action prévoit la mise en place d’un registre national centralisé des comptes bancaires afin d’identifier les personnes physiques se trouvant derrière des personnes juridiques ou morales. Cet outil doit permettre une meilleure diffusion de l’information entre les CRF. L’autre innovation consiste à l’extension de cette directive au secteur de l’immobilier et des monnaies virtuelles afin de lutter contre l’anonymat. Enfin, ce plan prévoit une coopération renforcée avec les pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord dans la lutte contre le trafic de biens culturels et d’espèces sauvage (source importante de revenu).
L’UE vient renforcer ce plan à travers la 5ème directive anti-blanchiment qui a pour but de renforcer le contrôle sur les pays à risque et de rendre plus transparente la procédure de désignation desdits pays. À ce jour, 12 pays[6] font parties de la liste des États-tiers à risque dont le Nicaragua, le Botswana et la Mongolie par exemple. Il s’agit également de renforcer la coopération entre les autorités nationales et la banque centrale européenne.
Bien que l’Union européenne fasse preuve d’activisme juridique en matière de transposition des normes mondiales, les États membres peinent à transposer ces mesures dans leur législation nationale. En effet, certains États n’ont toujours pas transposé la 4ème directive alors que la 5ème directive devait entrer en application avant le 10 janvier 2020 et qu’une 6ème directive doit entrer en vigueur d’ici fin décembre 2020. Face à ces difficultés, il conviendrait de mettre à dispositions des États membres les moyens techniques et financiers à la transposition plutôt que de miser sur l’empilement des normes juridiques.
Les défis du XXIe siècle : entre le respect des libertés fondamentales et les dérives dans l’usage des nouvelles technologies. Le dilemme entre sécurité et liberté : le respect des libertés fondamentales
Si la lutte contre le financement du terrorisme est fondamentale, il est primordial qu’elle ne porte pas atteinte aux libertés fondamentales des citoyens. La Cour de Justice de l’UE a d’ailleurs rappelé l’impératif de respects de ces libertés à travers les arrêts Kadi (2008, 2013). Les arrêts Kadi font suite à l’application directe de la résolution de l’ONU sur le financement de terrorisme de 2001. M. Kadi faisait partie des personnes inscrites sur la liste de l’ONU et les autorités européennes ont gelé directement ces actifs financiers. La CJUE nous rappellent donc à travers son arrêt 2008, deux valeurs fondamentales dans l’Etat de droit : le droit à un procès équitable et le respect du droit à la défense. À la suite de ces arrêt la Commission et le Conseil de l’UE ont introduit une liste qui leur est propre dans l’ordre juridique de l’UE. Dans son arrêt en 2013, la Cour a affirmé le droit à la contestation après l’inscription d’une personne sur la liste ainsi que la protection juridictionnelle avant une décision de gel d’actifs. Nous voyons donc que même si la lutte contre le financement du terrorisme demande rapidité et efficacité, cela ne serait se faire au détriment des libertés fondamentales.
La virtualisation des moyens financiers : réglementer sans en décourager l’usage normal.
Les crypto-monnaies et les cartes prépayés représentent le défi majeur pour l’UE dans la lutte contre le financement du terrorisme. En effet, une étude de l’université de Cambridge[7] a montré que le nombre d’utilisateur des monnaies a doublé en 2018. On compte par ailleurs 139 millions d’utilisateurs, mais seul 35 millions d’utilisateurs ont fait vérifier leur identité. L’enjeu central de la régulation de la crypto-monnaies se trouvent donc derrière la levée de l’anonymat. Cependant cette levée d’anonymat est délicate puisque que c’est précisément la difficile traçabilité que les utilisateurs apprécient. Ainsi les directives visant à la régulation des crypto-monnaies peuvent décourager l’activité entrepreneuriale dans un secteur clé pour le futur. Par exemple, la start-up britannique Bottle Pay[8] un fournisseur de portefeuille en ligne a été contrainte de déposer le bilan seulement 3 mois après avoir réalisé une levée de fonds de 2 millions d’euros à cause des mesures trop restrictives. Il s’agit alors pour l’UE de trouver un équilibre entre la traque des activités illicites via l’utilisation de ces monnaies et le développement de ces activités économiques. Le découragement de cette activité serait alors contraire à l’objectif européen de se poser comme leader de l’ère numérique.
L’utilisation des cartes prépayés est aussi un enjeu social majeur au sein de l’UE. Ainsi l’application de la 4ème directive prévoit que l’utilisateur doit être identifié à partir d’un montant de 150 euros. L’idée de cette directive est très claire cependant elle ne fait que déplacer le problème. En effet, un individu ayant de mauvaises intentions n’aura qu’à se fournir plus de carte prépayée et pourra anonymement retirer la somme d’argent voulue. L’UE peut proposer deux mesures. Soit en interdire l’utilisation au risque de fragiliser une part de la population qui est très dépendante de ces cartes. Soit tenir un registre général pour les cartes prépayés mais il semble difficile d’appliquer une telle mesure tant les points de ventes sont nombreux.
Pour conclure le caractère décentralisé du financement du terrorisme induit des flux moins importants en termes de termes de volume et donc de traçabilité. L’UE doit donc en prendre acte notamment en s’adaptant aux moyens de paiements dématérialisés. Par ailleurs l’UE doit prendre garde à ne pas sacrifier son identité et ses valeurs au nom de la lutte contre le terrorisme. Le plan d’action de la Commission de 2020, ainsi que la 6ème directive anti-blanchiment (dont l’application est prévu pour le 1er semestre 2021) semble prendre acte des mutations du terrorisme et de ces enjeux. Premièrement, le plan vise à rendre efficient les mécanismes déjà en place notamment au travers du renforcement de l’Autorité Bancaire européenne (dont le scandale de Danske Bank a entaché la crédibilité)[9] et une meilleure collaboration entre les CRF. Le couple franco-allemand a d’ailleurs proposé de résoudre ce manque d’efficacité par la création d’une autorité européenne de la surveillance. Il est vrai qu’il existe une myriade d’instance en charge de la surveillance financière[10] rendant l’échange d’information difficile. Une telle instance ne pourrait être que bénéfique pour rendre exploitable le renseignement des différentes entités. L’UE se prépare également à anticiper le futur. C’est pourquoi la BCE est en train de travailler à l’élaboration et à la mise en circulation d’une monnaie numérique qui pourrait être opérationnelle d’ici trois à quatre ans. Par ailleurs, au niveau multilatéral il semblerait essentiel de développer un partenariat beaucoup plus poussé avec l’Union africaine et la Ligue arabe étant donné que le terrorisme qui touche le sol européen est principalement issu de ces régions.
En définitif, l’UE est très active dans la lutte contre le financement du terrorisme et les dispositifs en place semblent satisfaisants. Néanmoins, l’UE devrait concentrer ses efforts à rendre effectifs ces dispositifs plutôt qu’à tendre vers l’empilement juridique des normes.
[1] Ce que l'on sait du coup de filet policier sur le financement du terrorisme en Syrie - L'Express [2] L'empire financier d'Al-Qaida | Les Echos [3] ÉCONOMIE. Al-Qaida en mauvaise santé financière (courrierinternational.com) [4] [CR] Comprendre l'État islamique : les finances et financements de Daesh (Jean-Charles Brisard) - Les Jeunes de l'IHEDN (jeunes-ihedn.org) [5] Financement du terrorisme : les États-Unis ont fourni "des milliers de pistes" à l'UE - L'Express [6] Blanchiment : L'UE actualise sa liste des pays tiers à haut risque | L'Economiste [7] Rapport : Le nombre d’utilisateurs de crypto-monnaies a doublé en 2018 - Cryptonaute [8] L'application de paiement Bitcoin Bottle Pay ferme ses portes - Cryptoast [9] Blanchiment : deux ans pour désamorcer la bombe Danske Bank | Les Echos [10] Il en existe tellement qu’il fut impossible de tous les citer dans ce document.
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