Les images du massacre de nombreux civils dans la ville de Boutcha - petite ville au nord-ouest de Kiev - suscitent une grande émotion et la réprobation unanime des pays occidentaux.
Ces derniers jours, de nombreuses qualifications ont été faites de la part des responsables politiques. En effet, le Président de la République Emmanuel Macron a évoqué un crime de guerre, là où d’autres comme le premier ministre britannique Boris Johnson ou encore les premiers ministres espagnols et polonais ont même évoqué un possible génocide. Quant au président ukrainien Volodymyr Zelensky, il a, à plusieurs reprises, soulevé la notion de génocide et de crimes contre l’humanité. Ces termes font partie de la catégorie dite des crimes internationaux considérés comme « les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ». Qu’en est-il dans les faits ?
· Génocide ?
Le crime de génocide a pour la première fois été codifié par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée en 1948 à Paris et entrée en vigueur en 1951. Selon ladite Convention, le génocide est un crime commis dans l’intention de détruire ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, et ne suppose pas nécessairement un conflit armé.
En effet, le génocide comporte un élément physique, qui sont les actes commis, et un élément mental, qui est l’intention. Ce dernier point est d'autant plus difficile à déterminer qu’il doit y avoir une intention avérée de la part des auteurs de détruire physiquement un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
De la sorte, pour pouvoir parler de génocide, il doit également être établi que les victimes soient ciblées de manière délibérée et non aléatoire, en raison de leur appartenance - réelle ou perçue - à l’un des quatre groupes protégés par la Convention. Cela signifie que la cible de la destruction doit être le groupe en tant qu’entité, à minima une partie du groupe, mais pas ses membres à titre individuel.
Ces notions sont reprises dans l’article 6 du Statut de Rome – traité fondateur de la CPI (Cour Pénale Internationale), compétente pour juger les individus dans le cadre des quatre crimes suivants : crime contre l’humanité, génocide, crime de guerre et crime d’agression.
Transposée aux horreurs de Boutcha, la qualification de génocide impliquerait que les victimes aient été tuées à raison de leur nationalité ukrainienne et que les auteurs aient agi dans l’intention de détruire en tout ou en partie la population ukrainienne. Cette qualification est envisageable en ce que les victimes ont vraisemblablement été assassinées ou exécutées à raison de leur nationalité. Néanmoins, il n’est pas possible de conclure à l’intention de destruction à partir des seuls assassinats et exécutions observés et il conviendra de faire une enquête à ce sujet pour déterminer si les éléments constitutifs du génocide sont réunis.
· Crime de guerre ?
Le crime de guerre est qualifié dans les 59 alinéas de l’article 8 du Statut de Rome, régissant les compétences de la CPI et figurant à l’identique de la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949 qui qualifie les populations civiles de territoires occupés de personnes protégées. Son article 147 stipule expressément que l’homicide intentionnel des personnes protégées par la Convention constitue une infraction grave à celle-ci, rejoignant ainsi la notion de crime de guerre.
Ceci inclut principalement les cas où une des parties en conflit s'en prend volontairement à des objectifs non militaires, aussi bien humains que matériels. Un objectif non militaire comprend les civils, les prisonniers de guerre et les blessés, a fortiori des villes ne comportant pas de troupes ou d'installations militaires.
Les nombreuses victimes présentes sur les photographies de Boutcha sont des civils, en territoire vraisemblablement occupé par l’armée russe à ce moment-là. Elles apparaissent donc comme étant des personnes protégées par la Convention (IV) de Genève de 1949. La Russie et l’Ukraine ont l’une et l’autre ratifié la Convention de Genève et sont liées par ces stipulations.
Par conséquent, si ces exactions commises à Boutcha sont avérées comme telles à la suite d’une enquête, alors ces atrocités peuvent être qualifiées de crimes de guerre au sens du droit international des conflits armés et/ou droit international humanitaire.
Dès le 2 mars dernier, la CPI, autorité compétente pour juger ces crimes, a ouvert une enquête sur la situation en Ukraine. « Je suis convaincu qu’il existe une base raisonnable pour croire que des crimes de guerre présumés ont été commis », a indiqué Karim Khan, le procureur de cette instance, tout en précisant que ses investigations viseraient tous les actes commis dans le pays depuis novembre 2013 - soit le début du conflit dans le Donbass. Reste désormais à effectuer le long travail de collectes de preuves pour identifier les donneurs d’ordre et quels bataillons ont été susceptibles de les appliquer.
· Crime contre l’humanité ?
Le crime contre l’humanité est défini à l'article 7 du Statut de Rome qui donne la liste des crimes de droit commun qui sont des crimes contre l'humanité dès lors qu'ils sont commis sur ordre « dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile » : meurtre ; esclavage ; déportation ; emprisonnement abusif ; torture ; abus sexuels ; persécution de masse ; disparitions ; apartheid, etc.
À la vue des images de Boutcha, on parviendrait à qualifier les faits de crimes contre l’humanité que si l’on parvient à démontrer le caractère systématique dans ce conflit.
Enfin, ces infractions peuvent se cumuler : une personne peut être condamnée pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.
· Si les crimes de guerre sont caractérisés – comment poursuivre les auteurs ?
Les images bouleversantes des corps éparpillés évoquant potentiellement un crime de guerre choquent, mais apporter une preuve juridique et juger les coupables est un exercice fastidieux. En effet, les images ne constituent que rarement des preuves déterminantes – révélant des éléments importants mais jamais l’entièreté de l’histoire.
Ici, il est important de se souvenir du dérapage médiatique du faux massacre de Timisoara en Roumanie en 1989, ou celui - bien réel – de Katyn en 1940, perpétré par l’Union soviétique, qui en a accusé les nazis.
Aujourd’hui dans la presse, on lit que les autorités ukrainiennes affirment que les soldats russes ont massacré des civils, causant un génocide - ce que Moscou dément, accusant les autorités ukrainiennes d’avoir mis le tout en scène, particulièrement la milice néo-nazi Azov, s’appuyant sur le fait qu’au prétendu moment des actes, les autorités russes étaient déjà parties.
En ce moment même, des gendarmes français travaillent actuellement à Boutcha, aux côtés d'enquêteurs ukrainiens, pour mettre en place une procédure d'examen et d'identification des corps.
Les images seules ne permettent pas d’attribuer une responsabilité à une personne ou à un groupe précis. En effet, même s’il s’avère que ce sont les Russes qui ont commis ces exactions, il reste à déterminer qui a ordonné les ordres – est-ce Vladimir Poutine ? Est-ce le commandant sur le terrain ?
Les crimes de guerre impliquent de nombreuses strates de responsabilité souvent dans toute la chaîne de commandement qui peut être très complexe, entraînant une difficulté d’accès aux suspects.
Juridiquement, les crimes de guerre sont imprescriptibles, c’est-à-dire que l’auteur du crime pourra être jugé peu importe le temps écoulé après les faits.
Pour juger les crimes de guerre, on pense en premier lieu à la CPI, reconnue compétente par l’Ukraine en 2014 et peut donc à ce titre, enquêter sur les faits qui seraient commis sur le territoire ukrainien, peu importe la nationalité des auteurs. Cependant, la CPI étant créée par un traité (le Statut de Rome), elle ne s’impose donc qu’à ceux qui l’accepte – ce qui n’est pas le cas de la Russie. La Cour pourrait donc juger Vladimir Poutine ou les principaux responsables sous réserve qu’ils soient remis à la Cour – ce qui est dans l’état actuel des choses peu probable.
Nombreux aussi évoquent la création par un traité d’un tribunal ad hoc (par exemple les cas de l’ex-Yougoslavie (TPIY) et du Rwanda (TPIR)), afin de juger les responsables. Or, dans la situation géopolitique actuelle, cela serait perçu comme l’instauration d’une justice internationale aux mains de l’Occident – délicate juridiquement à mettre en œuvre.
En revanche, la Russie et l’Ukraine ont ratifié les Conventions de Genève, et y sont donc soumises. Dans cette perspective, les pays devraient poursuivre leurs propres militaires auteurs des crimes par voie des juridictions internes – ce qui reste à ce jour peu probable s’agissant de la Russie, entraînant une seconde violation de la Convention et de son protocole additionnel.
Une autre catégorie de juridictions internes est compétente pour juger les crimes de guerre – les juridictions pour lesquelles les Etats possèdent la compétence universelle. En effet, la compétence universelle signifie que l'État est compétent pour la poursuite et le jugement d'une infraction, lorsque celle-ci n'a pas été commise sur son territoire, qu'elle a été commise par une personne étrangère, à l'encontre d'une victime étrangère, et sans que cet Etat soit la victime de l'infraction.
Cette compétence est conditionnée et encadrée seulement par une poignée d’Etats (France, Allemagne, Belgique, Canada, Espagne …) – la France ayant choisi des conditions relativement restrictives à cette dernière. Par exemple, c’est cette compétence qui a récemment permis à la Suède ou à l’Allemagne de juger des Syriens de crimes internationaux.
Néanmoins, l’une des principales et contraignantes conditions réside en ce que les accusés doivent se trouver, voire résider, sur le territoire de l’Etat concerné, qu’ils y soient arrêtés et qu’ils ne puissent y opposer une immunité.
La France prévoit, par exemple, la réclusion criminelle à perpétuité contre l’auteur ou le complice d’un crime de guerre consistant dans un homicide intentionnel en violation de la Convention (IV) de Genève du 12 août 1949. Les participants du massacre de Boutcha seront donc passibles de cette peine s’ils venaient à être arrêtés et poursuivis en France. Ces poursuites dans un autre État ne devraient certes pas concerner Vladimir Poutine qui est protégé par son immunité de chef d’État, laquelle interdit à un autre État de le juger, mais elles sont susceptibles de s’appliquer à l’ensemble des personnes ayant matériellement participé à un titre quelconque au massacre de Boutcha.
Par conséquent, ce sont principalement les exécutants, les complices, les commandants qui seront plus probablement jugés devant les juridictions internes.
La justice pénale pour crimes de droit international, notamment pour crimes de guerre est lente, complexe et suppose aussi une fin du conflit. Par exemple, le massacre d’Oradour-sur-Glane commis le 10 juin 1944, a vu son procès s’ouvrir pour crime de guerre seulement en 1953, soit 9 ans après.
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