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Gérard Vespierre

Afghanistan, au-delà des commentaires, de réels changements stratégiques.

(Crédits : Valérie Semensatis)



Retrait et départ des troupes américaines, avancée des Talibans. Tels ont été les grands titres depuis plusieurs semaines sur l’Afghanistan. Mais quand une force de guérilla habituée à des opérations coups de poing veut prendre et tenir des positions, n’y’a-t-il pas d’autres choses à dire ? Quand un mouvement religieux radical veut passer du contrôle de territoires au contrôle d’un Etat, n’y-a-t-il pas d’autres analyses à mener ? Au-delà des analyses de surface, une évolution de la situation stratégique, politique et géopolitiques des forces jettent une lumière différente sur les possibles perspectives afghanes. La victoire des Talibans n’est pas inévitable. Par Gérard Vespierre (*) Directeur de Recherche à la FEMO, Fondation d’Etudes pour le Moyen-Orient, Président de Strategic Conseils.



Deux thématiques ont dominé analyses et commentaires sur l’Afghanistan depuis quelques semaines, le départ des troupes américaines, et l’avancée des Talibans. Mais au-delà de ces observations de surface, il est possible d’identifier d’autres évolutions, structurelles, qui seront essentielles pour dessiner le possible futur de ce pays.

Ces évolutions sont au nombre de deux, et concernent les dispositifs stratégiques respectifs des deux camps, les Talibans et les forces gouvernementales.



Au-delà du pourcentage du territoire contrôlé par les Talibans


Le changement militaire qui est en train de s’opérer ne concerne nullement le pourcentage de territoire national plus ou moins contrôlé par ce mouvement. Le porte-parole des Talibans s’est empressé d’annoncer que le mouvement contrôlait 85% du territoire. Est-il nécessaire de préciser le rôle d’un porte-parole politique ? Il est d’exercer une influence vis-à-vis de son ou de ses auditoires. Qui peut contrôler un tel chiffre ? Absolument personne. Destiné à influencer il est tactiquement exagéré. Il est avant tout destiné à faire croire, plutôt qu’à informer. Plus réalistiquement, on peut estimer un chiffre de 50 à 60% du territoire.

Mais ne conviendrait-il pas de prendre en compte la population, plutôt que le territoire ? Contrôler des zones montagneuses faiblement peuplées ne constitue pas un avantage politique. Contrôler les villes est beaucoup plus important et stratégique. En donnant donc priorité au paramètre population, on est conduit à prendre en considération la densité de population des villes. Les 7 principales villes afghanes regroupent 20% de la population. En partant d’un contrôle du territoire de 60%, on aboutit à un « contrôle » de moins de 50% de la population. Cet ordre de grandeur offre une représentation stratégique de la présence et de la puissance des Talibans beaucoup plus proche de la réalité...... et logiquement plus éloigné de leurs déclarations partisanes.

Cet éclairage s’il est important, ne change pas le fond de la situation. Le changement est ailleurs



La stratégie militaire historique des Talibans


Le fondement stratégique militaire de ce mouvement est d’opérer selon les principes de la guérilla, ce que l’on qualifie de guerre asymétrique. Face à une armée classique, qu’elle fût russe, américaine, ou internationale, les Talibans se sont attachés à pratiquer dans la durée une guerre asymétrique.

Leur pratique a dès lors consisté à agir systématiquement selon un ensemble de règles très simples :

- initiative permanente

- surprise

- mobilité

- faible nombre de combattants par engagement

- rusticité des moyens, absence de matériel lourd


Tel fut le code de conduite des opérations des Talibans depuis plusieurs décennies. Attaques de poste de sécurité, tirs de roquettes sur les bases américaines, utilisation d’engins explosifs improvisés (IED).

Mais le départ des troupes américaines, et la volonté de prise de pouvoir politique, fait basculer les Talibans, en quelques semaines, dans une situation stratégique militaire, totalement différente, voire totalement opposée.



Le basculement militaire stratégique, subi par les Talibans


Le passage du contrôle des campagnes, à la conquête des villes va se traduire par le passage d’une présence diffuse et peu visible, à une occupation de positions, en nombre et visibles. Sur le plan de l’armement, les Talibans vont avoir besoin pour combattre d’un équipement plus lourd destiné à rivaliser avec celui de l’armée régulière.

De plus en investissant les villes, les Talibans vont perdre un élément clé de leur force, à savoir la mobilité et l’agilité. De force de guérilla, pratiquant en permanence l’attaque surprise, ils vont se retrouver à l’inverse dans une position défensive dès lors que l’armée régulière afghane prendrait la décision de se lancer de façon systématique, ou ciblée, dans la reconquête de villes perdues.

Ce passage de positions diffuses à des positions visibles et à tenir, postes, ponts, carrefours, et donc d’une stratégie offensive à une stratégie défensive, va constituer, pour les Talibans, une situation stratégique totalement à l’inverse des pratiques militaires mises en œuvre par ces forces depuis des décennies.

Cela pourrait donc se traduire par une situation symétriquement nouvelle et plus avantageuse pour l’armée régulière si elle sait garder ses forces et maintenir une discipline.



Un dispositif stratégique nouveau et avantageux pour l’armée régulière


L’armée afghane dans ce combat de reprise des villes va se trouver, si elle veut, et le peut, à mener ces combats dans une situation, elle aussi, inverse.

Elle n’aura plus à chercher un ennemi invisible. Les Talibans seront devenus visibles, et qui plus est auront perdu leur mobilité. On pourrait ainsi passer d’une situation de combat d’une armée régulière contre des forces de guérilla, au combat d’une armée régulière contre des Talibans transformés en armée classique défendant des positions fixes.

Dans cette nouvelle phase possible du conflit afghan, le rapport des effectifs pourrait également créer un nouveau rapport de force. Dans le cadre d’une guérilla, une force de quelques dizaines de milliers d’hommes peut tenir tête à une armée régulière de quelques centaines de milliers d’hommes.

Dans le cadre d’un combat de villes où on revient à une opposition de forces contre forces, le nombre inférieur de Talibans, par rapport à l’armée régulière, peut se révéler être une faiblesse importante.

D’après les évaluation américaines, l’armée afghane et les forces de police se situeraient légèrement au-dessus de 300.000 hommes, et pourraient donc aligner 180.000 combattants.

Les forces militaires des Talibans se situeraient entre 30.000 et 50.000 hommes. Dans des combats relevant d’une stratégie militaire classiques pour les deux camps, la faiblesse des effectifs Talibans devient alors un problème.

Et ce déséquilibre de forces pourrait augmenter.



Le renfort de milices et un possible support aérien américain


L’arrivée au pouvoir politique des seuls Talibans, en dehors donc de tout gouvernement de coalition, ne peut que mettre à mal le pouvoir régional acquis par un certain nombre de « Seigneurs de la guerre » qui règnent depuis des décennies dans leurs fiefs locaux.

Si ces chefs de guerre veulent maintenir leurs positions pour eux, leurs familles et leurs partisans, ils n’ont d’autre solution que de s’allier militairement au gouvernement en place.

Tel est le sens du retour dans la scène politique afghane du Maréchal Dostom, chef de guerre historique dans sa zone du nord, et ancien vice-président de 2014 à 2020.

Cet apport de milices expérimentées et défendant leurs intérêts pourrait constituer un autre avantage pour l’armée afghane.

Et il reste une autre inconnue. Le pouvoir politique à Washington décidera-t-il de l’emploi de sa totale supériorité aérienne pour apporter de façon officielle, ou officieuse, cette capacité de frappe contre les positions, maintenant fixes et connues des Talibans ?

Un tel apport pourrait se révéler très important, voire décisif, s’il intervient à une certaine échelle.

En accompagnement du retrait des troupes américaines le Pentagone a tenu à souligner qu’il disposerait de capacités d’interventions en Afghanistan avec des moyens basés à l’extérieur du pays. Il n’est pas inutile de mentionner dans ce contexte la rencontre à Washington, le 1er juillet, entre le Secrétaire américain à la Défense et le ministre des Affaires Etrangères d’Ouzbékistan, pays voisin de l’Afghanistan........

Une intervention officielle ou officieuse de l’armée de l’air américaine pourrait rétrospectivement éclairer la sibylline déclaration du président Biden, il y a une quinzaine de jours : « Il n’est pas inévitable que les Talibans arrivent au pouvoir » .......

Si une telle décision d’appui aérien était prise, il y aurait bien sûr des réactions internationales défavorables. Mais l’hypocrisie est une attitude possible dans le monde diplomatique….

Nombreux sont en réalité les pays préoccupés d’un retour des Talibans seuls au pouvoir. Nombre de capitales du monde se réjouiraient, en réalité, d’une telle intervention si elle forçait finalement les Talibans à composer et à participer au gouvernement de leur pays, au lieu de le diriger seuls.

La situation militaire et stratégique de l’Afghanistan ouvre un possible nouveau chapitre de son histoire. Cette analyse ne se veut nullement prédictive. Elle présente un nouveau schéma stratégique et militaire.

Il appartiendra à l’armée afghane et à son allié de s’appuyer sur cette nouvelle situation. La possible reprise des villes passées sous contrôle Taliban, nécessitera de la part de Kaboul et de Washington, l’expression claire d’une volonté forte.



(*) Gérard Vespierre, diplômé de l’ISC Paris, Maîtrise de gestion, DEA de Finances, Paris Dauphine, rédacteur du site : www.le-monde-decrypte.com

Chroniqueur géopolitique sur idFM 98.0




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